Jacques Brunel de Pérard : un "Témoin" de 20 ans du 43e RAC
Caen 5-7 août 1914.
Je commence ce carnet, j'ai une raison de prendre ces notes. La guerre est déclarée. Demain, nous embarquons pour le dépôt de Versailles. Ouvrons l'oeil...
En grande franchise avec moi-même, je ne sais si un jour je ferai un sort à cette série de notes, prises à la hâte, mais je prévois le plaisir que j'aurai à les relire, plus tard, si la guerre ne m'est pas funeste, ainsi que je le crois avec une confiance qui touche à l'aveuglement.
Jacques Brunel de Pérard
Carnet de route (4 août - 25 sepembre 1914). Paris, Georges Crès et Cie ed., 1915
Ouvrage couronné par l'Académie Française qui lui a décerné une part du Prix Montyon (1915).
Voir : -CRU Jean Norton Témoins : essai d'analyse et de critique des souvenirs de combattants
édités en français de 1915 à 1928. Paris, Les Étincelles, 1929 pp. 82-83
L'auteur de ces lignes est un jeune brigadier de la 5e batterie (2e groupe) du 43e RAC, Jean Jacques Brunel (1893-1914). Elles ouvrent son carnet de route qui s'achève brutalement devant Saint-Thierry (Marne) le 25 septembre 1914. Malgré des ambitions littéraires affirmées, il n'aura pas l'occasion de mettre en ordre ces notes avant qu'elles soient publiées quelques mois seulement après sa mort à l'initiative de sa mère.
Véritable journal intime écrit au jour le jour, rien n'est dissimulé des sentiments et aspirations de ce jeune intellectuel de 20 ans, enfant de la bourgeoisie dorée de la Belle époque et encoreen quête de lui-même. Sa candeur et ses naïves certitudes patriotiques s'y confrontent à la réalité d'un conflit qui ne se dévoile que progressivement à ses yeux. Par sa libre expression, il constitue un témoignage précieux sur les premières semaines de la Grande guerre, car rarement mises en lumière avec autant de spontanéité.
Il convient de souligner que Jacques Brunel de Pérard est évoqué à deux reprises par Henri Dutheil dans son livre : De Sauret la honte à Mangin le boucher, Nouvelle librairie nationale, 1923 (pp. 18 et 135). Celui-ci,une fois passées ses nauséabondes premières pages partisanes ouvertement "Action française" et antisémites, constitue un témoignage d'un réel intérêt car émanant d'un secrétaire de l'état-major de la 5e D.I. et avec lequel J. Brunel s'est lié d'amitié alors qu'ils étaient en garnison à Rouen quelques mois avant la mobilisation.
Jacques Brunel de Pérard (ou Peerard)
Jean Jacques Brunel, dit Jacques Brunel de Pérard (ou Peerard), est né le 16 août 1893 à Arromanches (Calvados) Etat-Civil d'Arromanches-les-Bains,1893-1907 (AD14 visionneuse p.5), lieu de villégiature estivale ordinaire de ses parents auquel sa mère reste attachée plus de 20 ans, faisant inhumer le corps de son fils en 1920 dans le cimetière communal.
Ceux-ci, Jean Maurice Brunel, propriétaire de 58 ans (Vars 1834 - Paris 1917), et Justine Florence Jacobs, 29 ans, étaient en 1893 domiciliés à Paris, 37 avenue de Friedland. Son père, décédé à son domicile parisien 14 rue Logelbach, le 22 octobre 1917"avait été aux côtés de son oncle, M. de Chancel, un des premiers collaborateurs de M. de Lesseps au canal de Suez." (L'Intransigeant du 23 octobre 1917). Amédée de Chancel, ancien officier de marine et inspecteur général de la compagnie des chemins de fer d'Orléans, est l'un des fondateurs de la Compagnie universelle du Canal maritime de Suez et l'un de ses administrateurs en charge des questions techniques. Il figure ainsi en décembre 1858 parmi les membres du Conseil d'administration de la Compagnie. Son neveu J.-M. Brunel occupe à partir de 1861, les fonctions de sous-chef du service magasins et transports au sein de la Direction et contrôles en Egypte (Voisin Bey -Le Canal de Suez. Tome I. Paris, Dunod ed. 1902, pp. 11 note 1-II, 136, 140, 151 note n°1, 333).
Portrait de Jean Jacques Brunel de Pérard (frontispice de son carnet de route)
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La déclaration de naissance de l'enfant a pour témoin, Pierre Jules Renard (28 ans) homme de lettres, domicilié à Paris, 44 rue du rocher. Il s'agit de l'écrivain Jules Renard (1864-1910) qui séjourne à Arromanches au cours des étés 1893 (châlet Robert) et 1894 (Maison Robert) comme en font état sa correspondance et son journal, sans révéler les liens l'unissant à la famille Brunel.
Arromanches-les-Bains, la Digue (carte postale coll. Verney-Grandeguerre)
Le jeune Brunel fait ses études secondaire au Lycée Carnot (Paris XVIIe), puis entame un parcours universitaire à la Faculté de droit de Paris (Panthéon) et parallèlement à l'Ecole Libre des Sciences politiques (Sciences-Po), tout en s'engageant politiquement dans les milieux bonapartistes et plébiscitaires (il est à 19 ans président du Comité de la Jeunesse pébiscitaire du 17e arrondissement).
Il débute alors une carrière journalistique et littéraire collaborant à la revue "Le Nouveau Mercure politique et littéraire" et "Paris-Journal" où sont publiées plusieurs de ses nouvelles : Lettres à un débutant ; Portraits de Paris (octobre, novembre, décembre 1913). La même année il fonde sa propre revue "Imperia". Son frère, Maxime est quant à lui l'auteur en collaboration avec Raymond Cahu d'une comédie dramatique "Mariage Blanc" (1906), sa soeur Yvonne Blanche Marie épousant Bruno Emmanuel de Ricou, industriel, le 9 février 1909 à Paris XVIIe.
Jacques Brunel de Pérard est un ami intime de Guy Granier de Cassagnac (1882-1914) directeur avec son frère Paul (1880-1966) du quotidien bonapartiste "l'Autorité" et auteur de L'agitateur (Paris, Plon, 1911) tué à l'ennemi le 20 août 1914. Il est également proche de René Honoré Péringuey (1894-1915) également tué à l'ennemi le 25/09/1915, jeune écrivain maurassien qui signe sa biographie publiée en avril 1915 dans Le Nouveau mercure politique et littéraire dont il est co-fondateur et directeur-adjoint, et qui est partiellement reproduite en tête de l'édition du Carnet de route (pp. 15-18).
Sur la personnalité et l'oeuvre littéraire de Jacques Brunel de Pérard voir notamment :
-Collectif (Association des écrivains combattants) Anthologie des écrivains morts à la Guerre 1914-1918. Amiens, Ed. Malfère ed., coll. bibliothèque du Hérisson, 1924, pp. 139-146 [Jacques Brunel de Peerard].
Le 18 octobre 1913 Jean Jacques Brunel Ce promeneur élégant et mince du sentier de la Vertu et de la rue de la Paix, ce dandy raffiné, cet artiste, ce dilettante (R.H. Péringuey), alors étudiant en droit, s'engage volontairement pour 3 ans au titre du 43e régiment d'artillerie de campagne (fiche de matricule, 6e bureau de la Seine, classe 1913, matricule 1145).
Dirigé sur Rouen, arrivé au corps le 23 octobre 1913, il est affecté à la 5e batterie en tant que canonnier conducteur et gagne Caen le 1er avril 1914 avec le 2e groupe du 43e RAC (voir : Le 43e RAC (1911-1914) : de Rouen à Caen). Le groupe est placé lors de la mobilisation sous les ordres du capitaine Lebreton, du lieutenant Janvier et du sous-lieutenant Moreau. Conducteur de devant au 1er caisson de la batterie, il est nommé brigadier de tir le 25 septembre 1914 mais dès le lendemain, il est tué alors qu'il occupait les fonctions d'agent de liaison. Les lettres adressées à sa mère par le Lieutenant Janvier et le capitaine Lebreton (pour ce dernier consulter l'index des noms de personnes) sont reproduites dans l'édition de son Carnet de route pp. 106-109).
Portrait du capitaine Lebreton - Album R. Verney p. 177.
Le Chemin des Dames, Soupir (Aisne), Bois des Gouttes d’or, juin 1917
La relation de sa mort :
JMO 43e RAC, 5e batterie. 26 septembre 1914 "Vers 14 heures l'artillerie ennemie ouvre le feu sur le village de Saint-Thierry, prenant pour objectif principal l'église et les maisons avoisinantes où se trouvaient des états-majors. Au cours de ce bombardement, l'adjudant Delouche, chef de section, momentanément sorti d'une tranchée, est grièvement blessé par un éclat d'obus de 150 tombé au milieu de la batterie. Quelques instants après, un autre obus tue le brigadier Brunel, agent de liaison, qui rapportait un ordre, et le 2e canonnier servant Olivier qui tenait le cheval du brigadier Brunel."
JMO 43e RAC, 2e groupe. 26 septembre 1914 "Vers 14h violent bombardement sur Saint-Thierry aux abords de l'église où se trouvait l'EM de la 5e Division. La 5e batterie est prise sous ce feu. L'adjudant Delouche est grièvement blessé. Le brigadier Brunel et le 2e CC Olivier sont tués par un 150 au moment où ils venaient apporter un ordre."
Saint-Thierry (Marne), octobre 1914, la maison Gavreau (état-major de la 5e DI), l'église.
(Recueil. Campagnes du général Mangin dans la Marne, sur l'Aisne et en Artois - Bibliothèque nationale de France ark:/12148/btv1b8432782s vue n°5)
"Le 26 septembre, vers [1]4 heures de l'après-midi, votre bien-aimé fils a été frappé à la tête par un éclat d'obus, au village de Saint-Thierry, les soins immédiats et les plus dévoués lui ont été prodigués ; la canonnade faisait rage, il a fallu le descendre dans les caves ; sitôt prévenu, j'envoyai une voiture pour le conduire à l'ambulance de Chenay, je le vis ainsi passer dans une voiture, étendu sr un brancard, la tête enveloppée de bandes, il râlait. Il est mort le dimanche à 4 heures du matin sans avoir repris connaissance et ainsi sans souffrances." - octobre 1914
Tous les ans de 1915 à 1928 paraît, dans le journal l'Intransigeant, une insertion à la date anniversaire de sa mort. Il reçoit à titre posthume la Croix de guerre (1915) et la médaille militaire (1918).
-"Le brigadier Brunel de Pérard Jacques de la 5e batterie, gradé plein d'enthousiasme et de vaillance, tué en accomplissant bravement ses fonctions d'agent de liaison le 26 septembre 1914" (citation à l'ordre du régiment : L'intransigeant du 21 août 1915) ;
-"Brigadier récemment promu, exemple d'endurance et de courage pour ses camarades, tué à l'âge de 21 ans, alors que, sans souci du danger, il transmettait, sous un violent bombardement, les ordres du commandant de sa batterie. A été cité." (médaille militaire, décret du 01/10/1918 ; J.O. du 22/07/1919).
Cimetière d'Arromanches-les-Bains (Calvados),
sépulture de Jacques Brunel de Peerard - juin 2017
Le monument funéraire est orné son portrait,
bas-relief en marbre signé du sculpteur Auguste Maillard (1864-1944)
Son nom figure sur une dizaine de monuments et plaques commémoratives (voir : MémorialGenWeb) parmi lesquels le Monument élevé au Panthéon en 1927, dédié aux 560 écrivains morts pour la France, ainsi que sur la plaque mémorial placée à la Bibliothèque de Rouen en souvenir des écrivains normands morts pour la France, inaugurée le 11 novembre 1938 sous la présidence de Roland Dorgelès .
"...rien ne les sauvera de l'ombre inexorable et ils s'effaceront de la mémoire des hommes quand se taira le dernier d'entre nous.
Pour défier le temps, la plupart des jeunes écrivains qui figurent sur ce Mémorial n'ont, en effet, ni grandes oeuvres, ni titre fameux. A l'âge des plus beaux espoirs, ils ont abandonné la plume pour saisir le fusil et leurs oeuvres, dès lors, ont pris des noms nouveaux - les Eparges ou Craonne, Montmirail ou Verdun - leur ardente existence n'a plus palpité que dans le texte bref d'une citation. Que pouvait-il rester de ces jeunes victimes ?
Des notes sur un carnet, des vers dans un tiroir, une lettre plus émouvante qu'on ne déchirait pas... Avaient-ils eu le loisir, à peine sortis de l'adolescence, de parfaire un chef d'oeuvre qui témoignât pour eux ? Hélas ! ils étaient encore trop près des jeux de l'enfance et des devoirs du collégien."
Roland Dorgelès
de l'Académie Goncourt
Des noms sur une plaque de Chêne
Discours prononcé à l'occasion de l'inauguration du Mémorial aux écrivains normands morts à la guerre. Rouen 11 novembre 1938 (Le Figaro littéraire du 12 novembre 1938 - extrait).