Pyrotechnie militaire de Caen et 43e RAC
En décembre 1916 est décidée par le ministre de l’Armement et des fabrications de guerre, Albert Thomas, la création de la « Pyrotechnie militaire de Caen », manufacture spécialisée dans la fabrication d’amorces au fulminate de mercure. Rattachée à l'Inspection permanente des fabrications de l'artillerie elle est destinée à compléter la production de l'Ecole centrale de pyrotechnie de Bourges.
La « Pyrotechnie militaire de Caen » est implantée à la limite des communes de Cormelles-le-Royal et Mondeville (Calvados), à 1 500m au sud-est du quartier Claude Decaen, dépôt du 43e RAC. La brève histoire de l'entreprise, notamment révélée par la presse régionale, est ainsi indissociable de celle du régiment d'artillerie caennais (détachements, sécurisation et réaffectation du site). C'est la raison pour laquelle nous en proposons une brève restitution à laquelle s'associe le parcours d'un homme, Alfred Emile Moisy, "pyrotechnicien" du 43e RAC, notre arrière grand-père maternel. Nous proposons ainsi de rendre compte non seulement de l'essor de l'industrie d'armement liée au premier conflit, mais parallèlement, des difficultés de reconversion des sites industriels fermés dès le sortir de la guerre.
Précisons ici qu'elle ne doit pas être confondue avec un autre établissement pyrotechnique militaire situé à moins d'1,5 km au nord, "la cartoucherie" installée de 1925 à 1954 à Mondeville sur le domaine du château de Valleuil (Etablissement mécanique de Normandie, nationalisé le 15 décembre 1936 ; site affecté en 1957 au service de santé des armées et requalifié en ECMMSSA, établissement dissous en 2009), l'actuel Parc du Biez en conservant certains vestiges.
Pyrotechnie militaire de Caen à Cormelles-le-Royal - Source : Géoportail - IGN
Les travaux d’aménagement du site industriel démarrent dès le début de 1917 et donnent lieu à des découvertes archéologiques, par le capitaine Caillaud et son épouse (voir : Bulletin des antiquaires de Normandie 1917 pp.310 et 363 ; Bulletin de la Société préhistorique française 1917 et Gongrès de l'AFAS 1921). Les terrassements concernent non seulement le vaste quadrilatère de 55 ha sur lequel se déploie la fulminaterie (au sud de l’actuelle rue de l’Industrie, de part et d’autre du boulevard de l’Espérance), mais également sa desserte ferroviaire, raccordée à la ligne de chemin de fer Paris-Caen.
Dès février 1917, deux compagnies de tirailleurs malgaches casernés quartier Claude Decaen, sont ainsi affectés à la construction de l’usine, qui nécessite également le recrutement de nombreux ouvriers civils, boiseurs, cimentiers, ferrailleurs, maçons, parmi lesquels on compte un grand nombre d’étrangers notamment des travailleurs espagnols et chinois.
Ouvriers du chantier de la pyrotechnie militaire de Caen, septembre 1917
Carte-photo, légende manuscrite au dos à l'encre, en espagnol "Septiembre 1917 / obreros / Pirotecnia Caen"
(source : Delcampe Numéro d'objet: #628769968)
Soulignons que le contexte politique et social dans lequel s'inscrit le chantier de la pyrotechnie ne peut être isolé de celui, tout proche, de l'aciérie de la Société normande de Métallurgie à Mondeville (future SMN) qui emploie 6 000 ouvriers. Le parcours d'Augustin Quinton figure du syndicalisme de la métallurgie normande, en est une parfaite illustration. Serrurier à Paris lors de son incorporation en 1911, il est affecté le 28/12/1917 au 43e régiment d'artillerie et détaché à la pyrotechnie, avant de passer le 13/12/1918 au titre du 129e RI, à la Société normande de Métallurgie (cf. reg. matric.) où il poursuivra sa carrière professionnelle en tant que mécanicien-ajusteur.
On compte également des entreprises impliquées à la fois sur le chantier de la SNM et celui de la pyrotechnie militaire, tels les Bétons armés Hennebique, en charge de la conception pour cette dernière, d'un atelier de chargement (cf. dossier du Centre d'archive de l'IFA -Cité de l'architecture et du patrimoine, Objet BAH-04-1917-62067). La Société des Grands travaux en béton armés de la pyrotechnie de Caen se voit d'ailleurs pourvue, en octobre 1917, en hommes notamment issus de la réserve territoriale et affectés au 129e régiment d'infanterie, à l'image des COA (Commis et ouvriers en administration) Charles Louis Joseph Samson (classe 1899 cf. reg. matric.) et Corentin Germain Marie Le Bars (classe 1891 cf. reg. matric ; mort pour la France en 1918).
Visite ministérielle le 12 novembre 1916 à la Société normande de métallurgie de Mondeville.
(L'illustration du 18/11/1916 - coll. verney-grandeguerre)
A l'occasion de leur déplacement à Caen le 19 août 1917 pour l'allumage symbolique du premier haut-fourneau de la SNM, Messieurs Albert Thomas Ministre de l'armement et Loucheur Sous-secrétaire d'Etat aux fabrications de guerre visitent le chantier de la Pyrotechnie. Ils y sont accueillis par le commandant Marie Louis Philippon à qui a été confié la direction de l'établissement, fonction qu'il assume du 19 décembre 1916 au 21 janvier 1919. Les travaux, dont l'achèvement est alors prévu pour le 1er janvier 1918, auront six mois de retard.
En-tête de papier à lettre nominative du Directeur de la pyrotechnie militaire
Extrait du dossier de Marie Louis Philippon base Léonore
Correspondance depuis Caen en date du 08/03/1918 avec cachet de la Pyrotechnie militaire de Caen
adressée par Clovis Louis Valentin Tourneboeuf,
affecté au 43e RAC le 17/08/1917 et détaché à la pyrotechnie militaire le 25/08/1917 (cf. reg. matric.)
(carte postale - coll. verney-grandeguerre)
La production d'amorces (avec une capacité d’un million d’unités/jour) ne démarre en effet qu’en juillet 1918 (voir le rapport d'Albert Lebrun au Sénat séance du 3/12/1921, pp. 58 et 62), après le transfert par l’armée sur le site caennais, des ateliers de la « Cartoucherie française », entreprise de Survilliers (Val-d’Oise) fondée par Georges Leroy et l’ingénieur chimiste Charles Gabel, dont les ateliers de production sont alors menacés par la proximité du front.
Comme toute usine d'armement durant le conflit, la pyrotechnie militaire ou fulminaterie de Caen, emploie un important contingent féminin, une salle d’allaitement étant prévue au sein de l’entreprise.
Equipe d'ouvrières de la " Pyrotechnie militaire de Caen " - 1918
(carte-photo - cliché Antoine Junior, Caen - coll. verney-grandeguerre)
Les ouvrières sont épaulées par des hommes recrutés parmi les civils (les manoeuvres étaient payés à en croire le journal " Le Populaire " 7,25 fr par jour), mais surtout par des soldats mobilisés et détachés de leur corps d’origine.
Il en va ainsi d'Alfred Emile Moisy, pyrotechnicien de profession et qui, mobilisé dès 1914, est spécialement affecté au 43e RAC en février 1918 pour cette raison.
Alfred Emile Moisy (Villers-sur-Mer 1872 - Caen 1935), pyrotechnicien du 43e RAC.
En 1899, à l’âge de 27 ans, Alfred Moisy, une fois dégagé de ses obligations militaires (Bureau de recrutement de Lisieux, Classe 1892 - n° 652 : visionneuse p.168) et après avoir tout d'abord occupé emploi de comptable à Dives-sur-Mer, débute une carrière dans l’industrie pyrotechnique civile alors en plein essor. Celle-ci est marquée avant-guerre par d’incessants mouvements qui le mènent successivement au Havre (Seine-Maritime), Sèvres (Hauts-de-Seine), Miramas (Bouches-du-Rhône), Lamarche-sur-Saône (Côte-d’Or), Héry (Yonne) et enfin Billy-Berclau (Pas-de-Calais).
Au sein de la cartoucherie Gevelot-Gaupillat des Bruyères à Sèvres (Hauts-de-Seine), où il est employé entre 1901 et 1904, il est formé aux nouveaux procédés de production du fulminate de mercure développés par Charles Gabel entre 1894-1899. Ceux-ci sont également mis en oeuvre au sein de l’usine de la Société Davey Bickford Smith et cie d’Héry-Seignelay (Yonne) où on le retrouve en 1911 et seront également adoptés dans les fulminateries militaires de Bourges et de Caen où il est affecté durant le conflit.
Alfred Emile Moisy vers 1915 en uniforme du 20e RIT
(coll. verney-grandeguerre)
Placé dans l’armée territoriale depuis le 2 juillet 1907, il est rappelé à l’active lors de la mobilisation générale, rejoignant le dépôt du 20e RIT de Lisieux le 3 août 1914. Néanmoins, en raison de son emploi au sein de la « Société d’explosifs et de produits chimiques » de Billy-Berclau (Pas-de-Calais), il bénéficie d’un sursis d’appel et regagne l’entreprise à compter du 6 août. Dès le 5 octobre, il est de retour au 20e RIT, l’usine ayant fermé ses portes face à l’avancée des troupes allemandes (le village est occupé le 10 octobre).
A compter du 25 juillet 1915, il est détaché du corps en tant qu’ouvrier militaire à l’Ecole centrale de pyrotechnie de Bourges (Cher), et versé au 37e régiment d’artillerie le 1er juillet 1917. Au cours de cette période, il est chef d’équipe à la fulminaterie de la pyrotechnie, placé sous la direction de M. Renard, officier d’administration de 1ère classe, chef d’atelier. Avec son fils Pierre (18 ans) qui travaille à ses côtés, ils sont les seuls hommes de l’équipe « Moisy », composée de 41 ouvrières parmi lesquelles figure sa fille Odette âgée de 13 ans.;
Bourges, Palais Jacques Cœur.
L’équipe Moisy de la fulminaterie de l’Ecole centrale de pyrotechnie – vers 1917 (coll. verney-grandeguerre)
Au premier rang, assis au centre Alfred Emile Moisy, au second rang (3e et 4e à partir de la droite)
son fils Pierre Emile (18 ans) et sa jeune sœur Odette (13 ans).
légende manuscrite en bas :
« Tous ceux qui ont vécu, tous ceux qui ont vieilli, se rappellent souvent de certains faits de naguère ;
que notre amitié scellée durant la guerre, vous rappelle toujours le vieux Papa Moisy » E. Moisy Bourges.
Le 18 février 1918, Alfred Moisy est dirigé vers la pyrotechnie militaire de Caen, passant le même jour au 43e RAC. Mis en congé illimité le 9 janvier 1919, il s’installe alors définitivement avec sa famille à Caen, l’arrêt du conflit mettant fin à sa carrière de pyrotechnicien à l’âge de 47 ans.
La pyrotechnie militaire de Caen ne fonctionne en effet que quelques mois, cessant son activité dès l’armistice avant même l’inauguration, le 1er décembre 1918, d’une nouvelle ligne de Tramway électrique reliant Caen au site industriel.
Pyrotechnie militaire de Caen. Objet souvenir commémoratif réalisé par Joseph Arnal daté 15 novembre 1918
(plaque de cuivre gravée quadripode - coll. verney-grandeguerre)
La pyrotechnie militaire est définitivement fermée au début de 1919, la société "La cartoucherie française" se réinstallant à Survilliers. Les locaux sont alors remis au parc d’artillerie du 3e corps d'armée pour être utilisés comme lieu de stockage. L’avenir industriel du site « édifié à prix d’or » mais dont « l’inutilité est patente » est néanmoins incertain, aucun des projets de reconversion alors envisagés ne voyant le jour (ateliers de réparation du chemin de fer ; manufacture de céramique). Dès le mois d’août 1919 est engagée une liquidation de longue haleine des machines-outils puis des stocks de matériaux divers.
En 1920, l’établissement sert de succursale aux manufactures de tabac du Mans, comme lieu de stockage des tabacs américains abandonnés par les armées alliées, un usage qui donne lieu à une rocambolesque affaire l’année suivante, alors que le site sert de casernement aux réservistes mobilisés de la classe 1919 du 43e RAC.
Restée affectée à l’autorité militaire, durant la Seconde guerre mondiale, elle est transformée par l’occupant en camp de prisonniers français (juin 1940 - mars 1941) sous l’appellation Frontstalag 130 (voir les dessins du camp datés d'octobre et novembre 1940 par le prisonnier Charles Rabiot) avant de servir de base de ravitaillement pour la Wehrmarcht.
Cormelles-le-Royal, le camp "La vie de famille" 22.11.1940.
(Carte postale reproduisant un dessin de Charles Rabiot - coll.verney-grandeguerre)
Une partie des terrains restée nue est cédée en 1953 par l'Etat à la Société des aciéries de Pompey pour y édifier une nouvelle usine d'armement (AD Calvados FI/1/J/3/5 ; FI/79/F/61-64, 66-67, 69, 71) dont la production débute en octobre 1954 et atteint au début 1955, la cadence de 70 000 obus de 155 par mois destinés à l'armée américaine. Les facilités accordées à la nouvelle société par le gouvernement présidé par Joseph Laniel, alors qu'en parallèle est engagée la fermeture de l'établissement d'Etat "la cartoucherie de Mondeville" (cf. supra), donnent alors lieu à une polémique et des interpellations à la chambre des députés et au Sénat (séance du 18/03/1954 p. 465).
En 1962-1963, l'ensemble du site est enfin définitivement déclassé, les entreprises Peugeot (actuelle usine PSA), Langlois chimie (SOLVADIS) et Moulinex (actuelle SHEMA) se partageant les terrains libérés.
Ainsi, sur l'actuelle zone industrielle de l'Espérance, répartie entre les communes de Mondeville et de Cormelles-le-Royal, de la pyrotechnie militaire de Caen, il ne reste rien, si ce n'est l'héritage d'un parcellaire et les vestiges d'un raccordement ferroviaire.